Récit & analyse du procès du sherif de Rennes
Jeudi 20 juillet au soir comparaissait sur le banc des accusés le N°1 de la Brigade Anti-Criminalité rennaise, le Major Philippe Jouan.
A la suite d’une enquête préliminaire menée pour des faits ayant eu lieu le 7 mai dernier, le tribunal correctionnel a été saisi par le procureur de la République pour les charges de violences PAR agent dépositaire de l’autorité publique, faux en écriture publique et dénonciation calomnieuse.
PROLOGUE
Pour nous qui assistons régulièrement au procès des manifestants et des cohortes de ceux que les magistrats appellent les « droits communs », le fait de voir le chef des BAC rennaises (BAC de nuit et BAC de jour) sur le banc des accusés est forcément quelque chose d’assez spécial, d’autant que la police locale a été très peu mise en cause ces dix dernières années selon les dires de plusieurs pénalistes habitués de la chambre correctionnelle de Rennes.
L’évènement est d’autant plus marquant qu’il s’agit d’une véritable figure locale de la rue, « Philippe » ou « Fifi » étant connu aussi bien des manifestants que des jeunes des ZUP de Rennes pour ses méthodes, son attitude et sa dégaine, situés à mi-chemin entre l’homme de main de Tony Soprano et Tchéky Karyo dans Doberman.
C’est un taulier très influent de la police : il cumule 30 ans de carrière chez les forces de l’ordre où il arrive à Rennes au début des années 90 (dans la période de formation de la BAC). Il fera partie de différents services dont le RAID (le GIPN de l’époque, avec lequel il effectuera des missions à la fin des années 2000 au Liban et sera décoré). Mais surtout, il est le formateur au tir et aux techniques d’interpellation de tous les flics de Rennes depuis 1996, et finira par prendre la direction des équipes BAC de jour et de nuit en 2014.
Son avocat, maître Birrien, percepteur officiel des forces de l’ordre dans la collecte des parties-civiles et avocat de militants d’extrême-droite à ses heures perdues, se retrouve pour le coup du côté de la défense, là où il déchaîne habituellement ses charges contre la « haine anti-flic »…
La juge qui préside l’audience est celle-là même qui a condamné les cinq camarades pour l’affaire du motard quelques semaines plus tôt, et le parquet est représenté par le procureur de la République lui-même, Nicolas Jacquet, signe de l’importance que revêt l’affaire pour le pouvoir judiciaire.
Si aucun communiqué de syndicat policier n’a à priori été publié (ce qui indique peut-être aussi le degré de puanteur du dossier), un groupe important d’officiers de police en civil est présent dans la salle : les bacqueux évidemment (visiblement très tendus), mais aussi les responsables de différents services comme le chef de la Compagnie Départementale d’Intervention (la BI), des pontes de la brigade des Stupéfiants, de la BRI, quelques procureurs…
De l’autre côté de ce rassemblement de tous les cowboys de la ville, quelques indiens (notamment des camarades syndiqués) entourent le jeune qui a subi la « fois de trop » des pratiques de Philippe Jouan et de la BAC de Rennes.
Les vautours de Ouest-France, Samuel Nohra en tête, attendent patiemment dans leur recoin pour se partager les restes. Les regards se croisent, s’épient, la tension est palpable dans la salle.
Tous les ingrédients sont réunis pour assister à ce qui sera moins un polar noir qu’un mauvais western dans le plus pur style de la police rennaise…
LE BON, LA BRUTE ET LE TRUAND
Toute cette histoire remonte au vendredi 5 mai dernier, le lendemain d’une manifestation « Ni Le Pen Ni Macron » dans les rues de Rennes pendant laquelle plusieurs camarades seront placés en GAV illégalement*. Dans le quartier de Sarah Bernhardt une patrouille de bacqueux rôde et décide de procéder à un contrôle d’identité sur plusieurs individus, il est question d’une transaction de stupéfiants…
De retour au commissariat central, le shérif Fifi et sa bande ont ramené dans leur panier un jeune que nous nommerons Sony. Ce dernier est placé en garde-à-vue et en ressort avec une convocation au tribunal pour rébellion, possession de stupéfiants et violences SUR agent dépositaire de l’autorité publique. Il repart également avec une blessure au visage, et se voit gratifié d’une plainte du chef de la BAV qui s’est porte partie-civile.
Il s’agit là d’une pratique assez systématique, la charge de violences sur agent s’accompagnant le plus souvent d’une plainte par le policier visant à récupérer des dommages et intérêts sur le dos des accusés (et c’est là qu’entre en scène généralement l’avocat des flics, maître Birrien).
Jusque-là rien de bien surprenant, une affaire somme tout banale comme on en voit régulièrement passer au tribunal. Ces procès se fondent habituellement sur les déclarations des policiers à travers leurs procès-verbaux, les défenses reposent alors sur la personnalité de l’accusé ou dans les meilleurs des cas sur des failles dans les enquêtes ou les PV…
Mais dans l’affaire de l’interpellation de Sony à Sarah Bernhardt, ce sont des incohérences grossières dans les procédures qui vont éveiller l’attention de l’institution judiciaire : à tel point que le procureur de la République va lancer une enquête préliminaire qui va conduire à la saisie d’enregistrements de vidéos surveillance et à plusieurs auditions de témoins.
L’enquête dévoile rapidement des failles béantes dans la version des flics, à laquelle s’ajoute la plainte au civil de Sony qui s’appuie sur les constatations d’un médecin.
Le procureur met à jour les conclusions de l’IGPN : un interpellé blessé au visage, une vidéo et des témoignages des personnes présentes dans le bar (dont celui du gérant) qui accablent le major Fifi, avec pour couronner le tout les falsifications grossières d’un procès-verbal et d’une main courante pour appuyer la version du chef de la BAC…
L’institution doit réagir pour se protéger, et le major, après avoir été auditionné par l’IGPN, reçoit sa convocation au tribunal. Le ministère public l’accuse de violences, de faux en écriture et de dénonciation calomnieuse.
En bout de course, notre shérif local se retrouve sur le banc des accusés, et celui contre qui il avait porté plainte se retrouve dans son rôle de partie-civile, dans un renversement pour le moins inattendu…
Tout au long du procès, chacun des acteurs de ce curieux spectacle va dresser un portrait différent du Major Philippe Jouan : alors que la défense l’érigera au rang du policier modèle et du bon flic par excellence, la partie-civile le désignera comme une brute épaisse qui terrorise les citoyens. Le ministère public, lui, retiendra les magouilles et la figure du truand qui a falsifié des documents officiels, et qui a rompu le lien de confiance entre la police et la justice.
Un justicier dans la ville :
L’élément déterminant qui a permis la tenue de ce procès est en premier lieu la vidéo de surveillance du bar PMU de Sarah Bernhardt, deux courtes séquences qui vont sceller le sort du chef de la BAC.
En voici une brève description :
La scène du bar n’est pas sans rappeler celle d’un épisode vidéo youtube russe sur les règlements de comptes mafieux.
Dans l’ambiance morne du PMU de quartier, Sony entre le premier en courant dans le saloon, en reculant précipitamment pour chercher un refuge au fond de la pièce, tout en jetant des regards effrayés derrière lui.
« Fifi » fait alors son entrée fracassante, et arborant un style mêlant Terminator et Justin Bridou, il va se diriger froidement, mécaniquement, droit vers le jeune homme qu’il sait pris au piège en écrasant tout sur son passage, sans jeter le moindre regard vers les autres clients du bar.
Sony se retrouve dos au mur, derrière une table pour se protéger, en vain. On le voit ensuite tomber au sol alors que Philippe Jouan est à son contact. Le jeune homme est alors recroquevillé à terre, tenu par le col par le gros tas de muscle emballé dans chemise à carreau.
Soudain, après un bref moment de flottement, le chef de la BAC va brutalement lui assener un énorme coup de genou en pleine tête, avant de le relever par un étranglement et le traîner hors du bar avec l’aide d’un collègue venu en renfort.
Une seconde vidéo prise d’un autre angle, qui sera diffusée pour répondre à la défense du Major, nous révèle l’environnement proche d’eux.
Sur les cinq personnes qui assistent pétrifiés à la scène, aucun ne bouge dans le bar, hormis un type qui s’approche mollement des fonctionnaires avant de se faire violemment repousser d’une main par « Fifi », tandis qu’il étrangle Sonny de l’autre.
L’image s’arrête là, mais malgré la froideur de la scène, un certain malaise a déjà envahi la salle d’audience (surtout côté cowboys…).
La vidéo est nette, Sony est soumis et vulnérable, il ne fait aucun geste pouvant justifier un coup porté aussi froidement. Il en sera débattu à plusieurs reprises au cours du procès : quelque soit la situation, rien dans la formation que reçoivent les fonctionnaires de police ne peut justifier une « percussion » au visage.
Le procureur a d’ailleurs mobilisé un expert des techniques d’interpellation et verse au dossier un manuel de méthodologie des gestes pour neutraliser un individu.
La juge quant à elle fait la distinction entre résistance active et passive. Sony n’était pas violent, il n’adresse aucun coup au Major, il refuse simplement de se laisser embarquer, il est donc en résistance passive.
-« Je lui mets un coup de genou juste pour le désorienter, pas pour lui nuire, mais il résiste » déclare Fifi à la juge.
Les témoins du bar, cité par l’IGPN, déclareront que « la victime était paniqué et recroquevillé sur elle-même », ou encore « qu’elle avait peur« .
La défense du chef de la BAC se repose alors sur « l’hostilité » des gens du bar PMU, une attitude qui justifierait la violence exercée contre Sony par le bacqueux au nom d’une supposée situation d’urgence.
-« Je dois l’exfiltrer, je suis tout seul, des gens me disent de le lâcher… » se justifie t-il.
Voilà pour la partie visible des faits.
Concernant les évènements à l’extérieur du saloon, le shérif soutient que Sony était très agité et qu’il aurait tenté de fuir. Ce dernier lui aurait dans le même temps assené un coup de pied, que « Fifi » aurait vaillamment repoussé du bras (il en aurait gardé un hématome comme preuve d’une blessure dans l’exercice de ses fonctions).
Face à la juge consternée, il affirme alors que Sony, parvenant à se libérer, se serait alors immédiatement « jeté sur un réverbère » (la salle d’audience contient difficilement ses rire)… Une version dont la rationalité implacable sera contestée plus tard par les témoignages des clients, qui verront plutôt le major balancer joyeusement le jeune homme la tête la première dans le mobilier urbain.
Malgré le caractère complètement grotesque de cette description, Philippe Jouan sait que sa version des évènements survenus à l’extérieur du bar ne peut pas être remise en doute par la vidéo, les procès-verbaux étant les seuls éléments qui pourraient établir LA vérité, une vérité déjà remise en cause dans cette affaire par les incohérences et les mensonges flagrants des flics.
Mais c’était sans compter sur la compétence et le sens de l’administration de ses deux acolytes, Combès et Falaschi, habitués aux montages de PV de haute volée.
Deux associés et une cloche :
Après la mise à mal de la version officielle de la scène du bar par la preuve vidéo, c’est au tour de la procédure administrative, qui répond à l’accusation de faux en écriture publique, d’être battue en brèche.
Le flic de terrain laisse alors la place au flic de bureau, mais la méthode reste la même.
Notre shérif local rentre au commissariat avec son jeune interpellé sous le bras. Comme après toute arrestation, l’agent qui y a procédé doit remplir un Procès-Verbal d’interpellation.
Or, selon ses dires, il se trouve alors incapable d’écrire lui même ce PV, la faute à sa blessure au bras qui l’empêche de taper au clavier et même de le signer !
Qu’à cela ne tienne, un collègue OPJ lui prête main forte, il écrit sur sa dictée et utilise son propre nom pour constater la version. Mais alors pourquoi avoir utilisé le nom de son collègue sur le PV, le mêlant ainsi à l’affaire alors qu’il n’était même pas présent dans les faits ?
Un procès-verbal écrit à chaud qui, confronté à la vidéo du bar et aux témoins, révèlera que tout n’est qu’affabulation. Il relate dans ses écrits, ou plutôt dans ceux de son associé OPJ, avoir reçu des coups de la part de Sony à l’intérieur et à l’extérieur du bar.
S’il explique en substance que le premier réflexe du jeune homme a été de « se jeter contre un mur » (un phénomène comportemental décidément fréquent au contact de la BAC), il ne fait en revanche aucune mention de son coup de genou destiné à « désorienter » l’interpellé…
Devant la juge il se justifiera d’avoir « fait au plus court » dans l’écriture du PV, d’avoir réalisé un « package » ou un « canevas » des évènements pour rentrer plus vite à la maison se reposer…
Il justifie « sa précipitation » par la fatigue et par sa position hiérarchique. En temps normal il ne procède pas aux interpellations, il ne fait que « manager » son équipe de terrain donc il n’a pas à rédiger les PV d’interpellations.
« Je n’ai pas l’habitude de taper » déclare alors l’accusé, provoquant quelques crises de rire incontrôlables dans la salle…
Le deuxième associé, c’est son collègue bacqueux qui est venu le soutenir et l’a « aidé » à sortir du bar. Ce dernier n’a pas assisté aux coups dans le PMU, ni à l’extérieur d’ailleurs, le Major dira même de lui sur un ton amer qu’il ne devait pas être présent ce jour-là si ce n’est pas raconté dans son PV. En effet, dans le procès-verbal du subordonné de Fifi, aucune mention n’est faite de violence que ce soit de l’un ou de l’autre, avec un rapport en complète contradiction avec celui de son supérieur. Il était tard ce soir là, ils n’ont probablement pas eu le temps de se concerter…
La magie du destin veut que cet agent de la BAC ne soit autre que Jérémie Falaschi, le même qui a procédé à l’interpellation le 27 avril dernier d’un manifestant accusé de jet de projectile. C’est celui là même que des témoins de la scène décriront comme faisant partie du groupe de policiers aperçus en train de mettre des pierres dans les poches de ce manifestant lors de son interpellation…
Fifi le cochon truffier :
Le flagrant délit de transaction de stupéfiant n’est pas non plus mentionné dans les PV.
Or, comme le rappelle doctement le procureur, pour justifier d’une vérification d’identité il doit soit être question d’un flagrant délit ou bien d’une autorisation du procureur de procéder à des contrôles en liant un périmètre donné avec des types d’infractions. La juge relèvera également que devant l’IGPN aucune mention n’est faite d’un quelconque flagrant délit…
Le Major, mal à l’aise, finit par admettre qu’il n’a pas vu le flag de ses yeux, mais qu’il l’a senti et plus fort encore, qu’il l’a supposé !
Son avocat insiste plus tard sur ce point : « avoir du flair ça fait parti du métier de policier« , « il y a les choses que l’on voit et celles que l’on sent« …
Pour quelques dollars de plus :
La troisième charge retenue par le ministère public contre le shérif de la BAC est celle de la dénonciation calomnieuse, c’est-à-dire la tentative de poursuivre Sony pour violences et lui extorquer ce qui est devenu un véritable salaire indirect au sein du service.
Après son interpellation musclée, Philippe Jouan a donc déposé une plainte au civil, justifiée selon lui par un coup de pied qu’il aurait réussi à parer du bras, lui laissant un hématome comme preuve de la violence de l’interpellé.
Mais voilà : il n’est pas fait mention de ce coup dans les déclarations de son collègue qui était présent au moment des faits que décrit le Major dans le PV d’interpellation. Cela semble tellement devenu un automatisme dans les méthodes des flics, se porter systématiquement partie-civile et confondre résistance passive et active. Attirant quand on peut arrondir ses fins de mois au tribunal… on tabasse et on rackette ensuite en se faisant passer pour une victime.
À la barre, Sony partage sa conversation avec le chef de la BAC dans la voiture en route pour le commissariat : « il a dit dans la voiture qu’il avait du sang sur le bras et qu’il devait porter plainte« .
Puis son échange avec un OPJ en garde-à-vue : « Quand j’étais en GAV, on m’a dis que j’irai en prison pour violences sur agent« .
L’OPJ lui dira même qu’il a de « la chance d’être tombé sur un moins bon flic » (la juge surprise le reprend sur cette déclaration)… Sous entendu : un “vrai bon flic” n’aurait pas tabassé un type devant caméras et témoins (il aurait choisi un meilleur lieu) et n’aurait pas bâclé les formalités administratives.
A plusieurs reprises, la juge accentuera la pression sur Philippe Jouan, vidéo à l’appui, afin qu’il reconnaisse qu’il a produit un faux en écriture et qu’il n’a pas été violenté dans le bar contrairement à ce qu’il avait écrit dans le PV.
À mesure que la magistrate le cuisine, « Fifi » ne cesse de s’embrouiller, et fait varier d’une déclaration à l’autre quand il s’agit des faits à l’extérieur du bar.
L’absence de vidéo lui permet d’entretenir encore le doute sur la violence exercée par Sony dans sa tentative de fuite, mais il se ridiculise à chaque fois dans ses réponses. Et au fur et à mesure qu’il s’enfonce dans les échanges avec la juge, il finit par se réfugier systématiquement dans registre de la faute professionnelle.
A ses yeux, ce n’est finalement qu’une faute procédurale, et quand la juge lui demande comment il agirait si la scène devait se reproduire il répond : « je referai la même chose à froid« .
Et lorsqu’elle soulève le risque d’incarcération qui pesait sur Sony pour les faits de violences sur agent, qui seraient sans doute arrivés si il n’y avait pas eu de vidéo de la scène, il lance sur le ton du défi : « mais vous pensez vraiment qu’il serait allé à Vezin ? »
C’est finalement Sony qui conclura cette débandade : « ce n’est pas simple d’être ici […] je suis ici parce que je sais qu’il y avait des caméras et des témoins. »
ANALYSE :
QU’EST CE QU’IL SE JOUAIT A LA COUR CORRECTIONNELLE CE JOUR LA ?
Avec un peu de recul, il y a quelques éléments inattendus qui sautent aux yeux dans cette audience un peu grotesque, où le chef de la BAC de Rennes se fera malmener pendant près d’une heure par une juge qui mettra méthodiquement en pièce le bricolage administratif monté pour faire disparaître un unique coup de genou.
Ce dernier, bien que totalement gratuit et d’une rare violence, reste cependant assez anodin au regard des méthodes beaucoup plus graves et scandaleuses de Philippe et sa meute de brutes sadiques qui écument les ZUP et les manifs de Rennes (meurtre de Babacar, loi Travail, Bagelstein, manifs du soir du premier tour, affaires des témoins…).
Et au delà de ça, qu’est ce qui fait qu’un type censé former la quasi-totalité des flics rennais en arrive à se faire prendre comme un débutant aux ficelles grossières ?
Comment un vieux briscard de la répression, habitué à envoyer des bataillons d’inculpés à la barre et à gratter systématiquement des parties civiles, peut être amené à bafouiller une défense aussi misérable devant des juges, des procureurs et des avocats au ton infantilisant ?
La BAC, plus qu’une police,
un rapport social quotidien.
Ce qui nous a marqué durant ce procès, c’est que la distance professionnelle, politique, et même linguistique qui séparait Philippe Jouan des magistrats, s’expliquait fondamentalement par le fait que la BAC rennaise (dont il est la caricature absolue) est une pure police de proximité.
Pour « Fifi », le quartier de Sarah Bernardt, c’est son terrain de chasse, un territoire où tout le monde le connaît tellement bien qu’il n’a même plus besoin d’exhiber son brassard pour se faire identifier par la population (même la juge le concèdera, envoyant aux oubliettes la requêtes de l’avocate à ce sujet).
Le saloon-PMU est un de ces lieux sur lesquels il veille personnellement, en témoigne ses rapports étroits avec le gérant à qui il a donné son téléphone portable individuel, en lui demandant de fermer un des accès pour que les dealers ne puissent pas prendre la fuite lorsqu’ils voient Fifi et sa bande débouler.
Le jeune Sony, qui est arrivé sur Rennes en décembre 2016, fait figure d’étranger, c’est le Kid qui débarque en ville. Vite repéré par notre shérif qui tient les murs, celui ci va en quelques mois se charger de lui mettre deux énormes coups de pression, moins pour mener des poursuites judiciaires que pour lui faire rentrer dans le crâne les règles de la rue à grands coups de genou en plein visage.
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, cette violence n’est pas destinée à faire déguerpir de la ville les « nouvelles têtes », elle s’inscrit dans la construction d’une relation de soumission quotidienne. Celle-ci est marquée par les coups de pression physiques sur les corps, mais également par la mise en place d’une relation de familiarité, d’une connivence qui mêle la terreur et le paternalisme : Sony relate ainsi comment Philippe, après lui avoir infligé une raclée de rigueur, lui a confié qu’il « l’aimait bien« , et « qu’il trouvait ça dommage, qu’il devrait porter plainte contre lui« .
Le chef de la BAC n’a d’ailleurs eu de cesse de répéter qu’il n’avait aucun grief contre lui, qu’au contraire il l’aimait bien, qu’il trouvait « juste dommage » de le trouver dans la rue de la sorte. L’épisode où après avoir « extrait » (à grands coups de coude dans la face) Sony une première fois d’une tour de Clémenceau, Fifi a offert son blouson au jeune homme dont le t-shirt était en miette en lui tapotant l’épaule, témoigne de cette volonté de construire une « relation de rue » marquée par le bizutage viril et la soumission à une figure de « parrain » local.
Être dans la BAC à Rennes, et Philippe Jouan l’incarne parfaitement, c’est entretenir un rapport au monde qui mêle une emprise sur les gens, les lieux, les objets, et une paranoïa constante vis-à-vis de l’ensemble de la population. Et c’est cette même paranoïa qui auto-justifie de manière absolue leurs méthodes.
La vidéo du bar censé être une plaque tournante de la drogue montre des clients notoirement apathiques (la plupart sont des post-cinquantenaires absorbés dans le PMU), complètement dépassés par la violence de la scène (même le type qui s’approche de Sony après qu’il ait pris le genou en pleine tête le fait avec une lenteur déconcertante).
« Fifi » le répètera pourtant constamment à la juge : « j’étais dans un climat extrêmement hostile […] je connais la population qui fréquente ce bar […] mon principal objectif était d’exfiltrer le plus rapidement possible le suspect […] le coup de genou, c’était le seul moyen de le faire sortir rapidement du bar […] ».
Cette paranoïa transpirait complètement dans la défense complètement bancale du vieux chef de la BAC, jusqu’à atteindre le quasi-délire : alors que la juge lui faisait avouer (après une demi-heure de bafouillements pathétiques) que les violences menées par Sony à son encontre étaient inventées de toutes pièces, Philippe Jouan n’a pas pu s’empêcher d’invoquer des « jets de projectiles à l’extérieur du bar« . Ces derniers ne figuraient dans aucun PV, et se trouvaient en totale incohérence avec les descriptions faites par les autres officiers.
Il finira par se rétracter minablement devant la juge consternée : « je vous dois la vérité […] je ne vois pas ce qui tombe« .
Même le procureur, pourtant obsédé par la défense de l’institution policière dans un « contexte d’accusation systématique des méthodes des forces de l’ordre » en appellera au bon sens le plus élémentaire : il n’y avait aucune menace réelle dans le bar, et aucune trace d’un danger à l’extérieur de l’établissement.
A contrario, les experts en sécurité chargés de définir les règles et les méthodes d’interpellation déclareront après visionnage de la vidéo « ne pas être choqués » par la conduite de Philippe Jouan, compréhensible à leurs yeux par « l’absence de maîtrise sur les paramètres et les dangers environnants ».
Son avocat en rajoutera une couche : pour lui, ce rapport au monde est ce qui caractérise le fameux flair des policiers, ce qui fait leur qualité d’investigation quasi-instinctive dans la rue.
Il ne s’agit donc pas du coup de folie d’un individu, mais bien d’une organisation institutionnalisée de la paranoïa de la police vis-à-vis de la population qui l’entoure.
Birrien (l’avocat des flics) aura ces mots aussi terribles que révélateurs : « Que savons nous véritablement de cette situation qu’il est si facile de juger ? Certes, les clients du bar semblent passifs durant l’interpellation, mais n’est ce pas justement parce que M. Jouan a agi de la sorte qu’ils sont restés en retrait ? »
On comprendra évidemment à ce stade que les méthodes de la BAC ne visent pas à marquer en premier lieu ceux qu’ils interpellent, mais avant tout les personnes qui en sont témoins et les espaces où se déroulent les arrestations.
FLIQUES IT EASY
On voit aussi que ce rapport social ne s’arrête pas aux situations chaudes ou aux horaires de patrouille de la BAC.
Alors même qu’il se trouve confronté à ses propres incohérences face à la juge, Philippe Jouan semble incapable d’avoir du recul sur la situation, comme si il était impossible de s’extirper de ce qui constitue son quotidien absolu.
Et pour cause : une des conditions de ce formatage physique et psychologique est un un engagement professionnel constant, un asservissement total au travail.
Philippe Jouan se décrit comme « un fonctionnaire aux horaires atypiques » : présent de jour comme de nuit, avec des semaines allant jusqu’à 70h d’activités par semaine suivant le contexte. Cumulant les réunions et les fonctions de « management des équipes de terrain » et de « formations au tir et aux techniques d’interpellation« , il navigue au gré des équipes en « autonomie » pour assurer du soutien sur un mode de fonctionnement « auto-géré » où il n’hésite pas, comme dans l’affaire présente, à intervenir seul et spontanément dans un espace pourtant jugé dangereux.
Le plus frappant est la manière dont il considère les suspects et les interpellés : de manière systématique, il qualifie Sony et les personnes arrêtées de « clientèle« , intégrés dans sur un « marché » de la délinquance où on repère les plus « chargés« , où vos pratiques peuvent faire de vous une « bon client » connu et reconnu.
Philippe Jouan est à l’image de ce que le capitalisme produit de meilleur soldat du salariat : c’est un auto-entrepreneur de la répression, consacré jour et nuit à la formation, l’optimisation, et le management de la machine policière.
EN AVANT LA MUSIQUE :
UNE REMISE AU PAS DE LA POLICE PAR L’APPAREIL JUDICIAIRE
Ce jeudi de mois de juillet, dans une ambiance estivale déconnectée de l’agitation rennaise ordinaire, l’intensité du procès insufflée par l’agressivité des magistrats sonnait clairement faux.
Malgré un interrogatoire extrêmement répétitif et humiliant de la juge, malgré les exclamations scandalisées de l’avocate de la partie-civile ou les grandes envolées du procureur… l’effet de mise en scène trahissait des enjeux qui n’avaient aucun rapport avec la question des violences que Sony aurait subi ce jour là.
Tout au long de l’audience, il est apparu de plus en plus évident que ce n’était pas le coup de genou reçu en pleine tête qui était réellement le centre du débat, mais son absence de traitement administratif et judiciaire approprié.
Fifi ne s’en est d’ailleurs jamais caché : cette attaque brutale était selon lui parfaitement adaptée à la situation de danger omniprésent dans lequel il se trouvait, et au final le geste en lui-même n’a pas été considéré comme un problème central par les magistrats.
De manière générale, ce qui était reproché au chef de la BAC, ça n’était pas d’avoir éclaté la gueule de Sony, mais plutôt d’avoir omis sciemment de le justifier auprès de l’OPJ, et pire, d’avoir tenté de biaiser la procédure en faisant rédiger un PV par un autre flic, et une main-courante par un autre.
Et c’est un point essentiel du procès : la culpabilité de Philippe Jouan, qui manifestement a essayé de se défausser sur ses collègues pour noyer sa responsabilité dans la disparition du coup de genou des PV, est formellement établie dans le droit. C’est notamment à partir d’une jurisprudence de la Cour de Cassation que le procureur va expliquer qu’on est avant tout l’auteur intellectuel (et non forcément physique) d’un faux en écriture.
Si face à ces attaques, « Fifi » ne cessera de défendre la pertinence des violences qu’il a fait subir à Sony avec l’attitude du vieux baroudeur de rue, il se confondra en excuses misérables pour son incompétence administrative, comme un gamin pris la main dans le sac par son professeur : les larmes aux yeux, il répètera inlassablement « j’ai été un mauvais flic ce jour là« , non pas du fait d’avoir jeté un jeune homme a moitié KO la tête la première sur un réverbère, mais pour avoir magouillé un PV en essayant de faire porter le chapeau à ses collègues.
« J’aurais attendu de vous que vous assumiez directement le fait d’avoir négligé le coup de genou, et c’est cette tentative de dissimulation […] qui caractérise selon moi votre culpabilité« .
Cette phrase du procureur résumera finalement très bien ce qui était reproché ce jour là au chef de la BAC de Rennes, et surtout le message qu’il envoie à l’ensemble des forces de l’ordre présentes dans la salle : assumez votre violence, y compris dans sa dimension irrégulière (voir illégale), et vous ne serez pas poursuivis au-delà de la simple sanction interne.
UN GROS FUSIBLE POUR
SAUVER LA MACHINE REPRESSIVE
Le discours du procureur de la République, censé mener la charge de l’accusation sur les faits, portera beaucoup plus ouvertement sur le rôle politique de ce procès : « il faut réhabiliter l’institution » car « nous sommes dans un contexte local et national de remise en question systématique de l’action de la police et de la gendarmerie« .
A ce stade, il ne faisait plus aucun doute que le procureur se foutait comme de l’an 40 de la question des « violences policières », acquises comme une nécessité vitale de l’appareil judiciaire.
L’enjeu était pour lui de rétablir la confiance « entre tous les acteurs de la chaîne pénale« , et de mener campagne pour réhabiliter l’institution policière, notamment au niveau médiatique. Tout en remerciant « les policiers qui sont allés chercher les vidéos [du PMU] », il a rappelé que l’enquête préliminaire qui a été menée contre le chef de la BAC n’avait pas été lancée par la plainte de Sony, mais par le parquet de son propre chef.
On comprend alors que ce procès a été orchestré de A à Z par le procureur de la République, qui a choisi de faire un exemple dans un contexte marqué par la médiatisation massive des pratiques de la police, en premier lieu les meurtres et les coups de pression sanglants de ces dernières années.
Son propos est limpide : « je revendique la constante fermeté à l’encontre des actes contre les policiers » et « j’assume d’avoir toujours fait passer la paroles des policiers avant celle des prévenus« , et « pour cette raison, j’exige en retour une rigueur parfaite de tous les acteurs de la chaîne pénale« .
La messe est dite.
Dans cette perspective, le sacrifice du vieux bouc galeux, celui qu’on a « envoyé au carton » pendant des décennies (comme se plaisaient à le répéter l’avocat et le procureur), était une mesure et un symbole à la hauteur de l’enjeu.
EPILOGUE
Après un procès aussi étrange, parfois comique et souvent pitoyable, la question de la peine et des parties civiles est devenue rapidement secondaire au vu des enjeux politiques autour de la condamnation du chef de la BAC.
Le procureur, qui a requis dix mois de prison avec sursis simple, a affirmé sa conviction que Philippe Jouan ne pourrait retrouver sa place au sein de la police, une mesure qui reste par ailleurs suspendue à la décision du ministère de l’Intérieur.
L’avocate de Sony, elle, n’a réclamé que 6 000€ au titre des violences subies par son client et des conséquences de la procédure mensongère.
L’avocat des flics, qui a plaidé la relaxe pour les chefs d’inculpations pour l’ensemble des faits reprochés, s’est acharné à rappeler la carrière immaculée (aucune condamnation ni mesure disciplinaire) d’un homme dont « on ne peut pas se passer« , et dont « il n’est pas possible de se mettre à la place dans une situation comme celle du PMU« .
La juge, elle, décide que le verdict est renvoyé au mois de septembre prochain.
Ce qu’on retiendra de la fin de cette audience, c’est peut-être avant tout la déchéance de Philippe Jouan, lui qui suintait l’arrogance et affirmait par toutes ses attitudes la toute-puissance de la BAC dans la rue : « ça fait bizarre de finir comme ça » dira le gros tas de muscle effondré en pleurs devant la barre, lui qui a endossé la responsabilité pour tous les flics locaux de la rupture du pacte de non-agression qui unit police et justice.
A l’image des cowboys fantomatiques et sanguinaires qui disparaissent avec l’arrivée du chemin de fer dans les westerns spaghettis, il restera le symbole misérable de la manière dont l’appareil répressif traite les vieux bouchers dont il s’est servi pendant des années.
C’est un épisode qui risque de marquer sévèrement les esprits dans toute la police rennaise, en témoigne la tension extrême qui régnait lors du réquisitoire.
Pour nous, il n’y a clairement aucune satisfaction particulière à tirer de cette audience, hormis quelques moments de franche rigolade quand Fifi s’embourbait minablement face à la juge.
Ce procès reste avant tout une reconfiguration du rapport de force entre deux instances qui sont clairement une menace pour nous de tout point de vue, un règlement de compte interne dans la machine répressive qui répond très probablement aux coups de pression mis sur les tribunaux lors des récentes manifs de flics.
Loin d’une remise en cause des pratiques policières, cette procédure vise au contraire à en lisser les contours pour faire rentrer dans le cadre de la normalité administrative les « bavures » ou les « dérapages », qui sont dors et déjà partie intégrante et ordinaire de la police.
La démarche engagée à moindre frais par le procureur général (il ne s’agit encore une fois que d’une petite affaire au regard de la peine requise et des crimes récents de la police) pour purger l’institution est à prendre dans toute sa signification : si elle témoigne à la fois d’une attention portée à l’image médiatique des forces de l’ordre, elle est aussi marquée très fortement d’une volonté de rendre la police locale la plus procédurière et conforme possible à un état de droit en constante mutation.
Et au vu du mouvement social qui s’annonce, nous devons nous tenir prêts et garder en tête les mots du procureur de la République : face à une institution qui est prête à sacrifier le chef de la BAC pour avoir la légitimité de faire passer systématiquement la parole des policiers avant celle des prévenus, nous devons nous organiser plus que jamais pour construire nos défenses en amont comme en aval des arrestations.
De la rue aux tribunaux, face à la police et à la justice,
Organisons nous !
La Défense Collective de Rennes
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